Tout d’abord je souhaiterais remercier Babelio et les éditions Karthala pour ce livre (et aussi pour s’être trompées puisque je devais critiquer un autre livre du même auteur, qui est arrivé peu après).
Le premier ouvrage reçu, Dans la peau des gamers. Anthropologie d’une guilde de World of Warcraft d’Olivier Servais, m’intéressait beaucoup car il se proposait de présenter les interactions humaines dans ce jeu. Il avait un champ d’études plus réduit (uniquement World of Warcraft et non tous les jeux vidéos) et se proposait de défier les idées préconçues qu’on peut avoir sur les joueurs de ce jeu, idées souvent caricaturales véhiculées notamment par un certain nombre de média, y compris des séries télévisées geek telles que The Big Bang Theory ou South Park.
C’est à travers un double regard que je me suis lancée dans ma lecture. Regard de chercheuse : même si ma spécialité est la littérature de fantasy, je voulais voir si le propos était argumenté et faisait preuve de sérieux et de rigueur. Regard de joueuse : l’auteur, malgré les intentions annoncées, allait-il avait un regard neutre et nuancé ou est-ce que ça allait être encore un regard stéréotypé comme d’autres études dites scientifiques sur ce jeu ?
Avant de passer au contenu, le livre est un bel objet : 340 pages, papier de qualité, bonne reliure, un design sobre, des illustrations en couleur en grand nombre et de qualité, des notes en bas de page (un truc auquel je tiens car je sais que les notes en fin d’ouvrage, je ne vais pas les voir, alors qu’en bas de page, c’est plus pratique et cela coupe moins la lecture d’aller les lire, c’est peut-être un détail mais aucun intérêt d’avoir des notes si au final on ne les lit pas). Deux petits hics : les illustrations en couleur sont parfois petites et on distingue mal les détails et l’autre hic : la manette sur la couverture ! Oui, parce que World of Warcraft est un jeu pc, donc clavier et souris. Bref, je chipote mais globalement une première impression quand je tiens le livre en main très très positive.
Très vite, je comprends qu’il y a ici un travail sérieux et bien documenté : l’auteur cite exhaustivement ses sources, aussi bien les études sur le domaine que les entretiens qu’il a pu mener. L’auteur explique l’origine de ses recherches ainsi que les méthodes employées. Il donne un cadre très clair à son travail, en expliquant être parti en immersion dans cet univers, en annonçant la couleur aux joueurs de sa guilde et en participant pleinement au jeu afin d’avoir une vision de l’intérieur.
La lecture est accessible, mais exigeante : cela reste un travail de recherche assez pointu donc l’auteur utilise les termes adéquats et « jargonne » en utilisant les termes propres à son domaine de recherche ainsi que des termes spécifiques au jeu. Cependant je remarque qu’il prend systématiquement soin de les expliquer.
Un autre constat réside dans le fait que l’auteur donne un cadre très précis à ses recherches, de 2010 à 2014. L’auteur est bien conscient que ce jeu est évolutif, ce qui est vrai en termes de mécaniques de jeu à un moment, peut ne pas l’être à un autre moment. Certaines informations sont par exemple obsolètes et certains constats sont limités. Je vais prendre l’exemple du système de butin. L’auteur explique que, quand il jouait, quand un objet droppait (apparaissait) suite à la mort d’un boss, les joueurs voyaient apparaître un cadre (ci-dessous).
Si on a besoin de l’objet, on clique sur les dés. On sera prioritaire sur ceux qui ont choisi les autres options : les pièces (cupidité : vous le voulez pour le revendre), la baguette (désenchantement : on détruit l’objet pour avoir des composants d’enchantement à condition d’avoir quelqu’un dans le groupe qui ait cette compétence) ou la croix (on passe).
L’auteur explique que, dans sa guilde, les joueurs s’entendaient pour se répartir équitablement les butins. Il évoque d’autres systèmes possibles, avec par exemple la possibilité que ce soit les officiers qui décident qui obtiendra le butin. Il évoque rapidement le système des DKP, des points gagnés selon différents critères selon les guildes que les joueurs utilisaient afin de parier et d’échanger les loots. Dans ma guilde à Vanilla, on gagnait des DKP en étant présent aux raids, en collectant des ressources et en les donnant à la guilde. L’ « achat » du butin ressemblait aux enchères, chacun annonçant combien de DKP il/elle était près à donner pour la pièce d’équipement et avec la possibilité de surenchérir sur les offres des autres joueurs. Ailleurs, les enchères se faisaient à l’aveugle. Cela m’amène à revenir sur le sous-titre de l’ouvrage : Anthropologie d’UNE guilde de World of Warcraft. Clairement, l’auteur nous laisse entendre que d’autres expériences et d’autres situations sont possibles et que son travail a été fait dans un cadre donné. Cela n’invalide pas son propos mais cela le contextualise et laisse la porte ouverte à d’autres expériences vécues qui ne correspondrait pas complètement à ce qu’il dépeint. Et l’auteur le précise souvent dans le cours de l’ouvrage.
Maintenant, en 2021, cette mécanique a disparu. Les « loots » sont personnels, même quand on est en groupe et on peut échanger si on n’en a pas besoin. Bref cette information est obsolète mais pas les réflexions qui tournent autour :
{{« Ce dernier témoignage souligne une fois de plus combien ces règles de redistribution de biens acquis collectivement mais utilisables individuellement sont décisives pour la vie des guildes. Le flou est la mauvaise gestion de ce moment crucial entrainent invariablement aigreur, rancune, lassitude et affaiblissement du collectif. » (183)}}
Je ne compte plus le nombre de conflits, de départs, voir d’alliances entre guildes brisées pour des histoires de loots. Et même de nos jours, alors que le système a été simplifié (et ôté des mains des joueurs pour éviter ce sujet de conflit entre eux), les loots restent une pomme de discorde.
Au travers de cet exemple, on voit comment l’auteur utilise des notions d’anthropologie pour apporter un nouvel éclairage sur la dimension sociale du jeu et sur la place de la sociabilité dans l’attraction exercée par ce jeu. Les sujets abordés sont nombreux : la place et le sens des rites en jeu (hommage et mariage), la notion d’addiction, la figure du no life et de l’ermite etc.. Peut être trop nombreux car il y a parfois des aspects que j’aurais aimé plus développés.
Par exemple, il mentionne le conflit et le sentiment de trahison nés de la stratégie d’un joueur se faisant passer pour une joueuse pendant des mois, des années mais il aurait été intéressant d’étudier aussi l’inverse. En tant que joueuse qui ne précise pas systématique que je suis une femme, comment réagissent les joueurs quand ils le découvrent ? Indifférence, bonne surprise ou parfois réaction un peu condescendante (« Ah .. c’est pour ça tu as du mal à jouer ! »). De même, l’auteur mentionne une étude antérieure qui indique que les joueuses préfèrent avoir le rôle de soigneur, mais je pense que cette affirmation mériterait d’être réévaluée car mon expérience va à l’encontre de ce constat. Il faut peut être aussi prendre en compte l’évolution des pratiques des joueuses entre 2011, date de l’étude citée et 2021. Cette question des gameuses n’est qu’un exemple de pistes d’approfondissement esquissées par cet ouvrage.
Globalement l’auteur nous offre des observations très pertinentes sur les interactions sociales dans World of Warcraft et amène un autre regard sur le rapport au jeu, à l’avatar, à la communauté qu’est la guilde ou sur la figure du no life.
En conclusion, Dans la peau des gamers. Anthropologie d’une guilde de World of Warcraft d’Olivier Servais est un ouvrage exigeant en termes de lecture, mais accessible, qui fait preuve d’un véritable souci de clarté, de vulgarisation et de sérieux. En tant que joueuse, j’ai apprécié ce regard bienveillant sur les gamers, qui vient défier le stéréotype du no life qui prend son pied à tuer les personnages des autres ou qui s’abrutit à force de combats sans sens. Ce livre démontre aussi qu’au centre du succès de ce jeu, il y a le social, ce que certains joueurs eux-mêmes en viennent à oublier dans leur quête de la performance.